Joël Hamm: Il vous ressemble

Publié le par M agali

Pour démarrer l'année avec énergie et lucidité, je fais suivre ma carte de voeux d'une belle méditation de Joël Hamm.

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Il

 

   Nu, il erre sur l’arête du monde.

   Inutile de le décrire, il vous ressemble : enfant du hasard ou de Dieu.

   La matière qui vient des étoiles pénètre son corps avant d’en ressortir un peu affaiblie. Il digère sans en avoir conscience cette énergie captée dans l’épaisseur de sa chair. Flèches de lumière qui le mitraillent comme elles mitraillent tout ce qui vit ou est inerte, indifféremment.

   De ses blessures imperceptibles suintent des liqueurs primordiales.

  

   Pour grandir, il a imité les autres, ses parents, ses maîtres. Il a découvert le monde, ses merveilles, ses beautés, les tortures, les souffrances. Il s’y est accoutumé. Il a pris place dans la lignée des massacres et des crimes, mais aussi, parfois, de la pure bonté.

   Chaque jour, pour pouvoir avancer avec ses semblables, il tranche ses entraves, rengaine ses doutes Il veut croire que, même après lui, ça continuera. Que le bon, toujours, l’emportera sur le mauvais. Comment comprendre autrement que la horde survive depuis la nuit des temps ?  

 

   La route est longue.

   Il ne peut se souvenir de tout et ça le sauve. Sa mémoire, jour après jour, rebâtit l’histoire de sa vie, ajuste les contraires. Il organise son chaos, comme ses semblables qui, à de rares exceptions près, en font autant. Que serait l’état des rues si chacun y déversait les scories de sa pensée, le flot d’ordures qui l’encombre, ses images noires, le délire qui l’agite en secret et qu’il réprime quand il noue sa cravate ou se maquille devant son miroir ?

  

   Il vieillit, avec ses rêves extravagants, consolé parfois par des confréries éphémères. Et, s’il s’accommode de sa bizarrerie, il s’en méfie comme il craint l’inquiétante étrangeté de l’autre.

    Il découvre qu’il est un être approximatif, qu’il n’a jamais eu de sentiments constants. Que leur intensité varie continuellement, du glacial au brûlant, sous l’influence des événements, des maladies, de sa nourriture.

   Pour avoir la paix, il planifie sa normalité, contrôle son humeur, organise sa pensée en une pensée moyenne, souvent résumée par une opinion. Il abandonne ses songes à la nuit et lutte contre la folie à coup de mensonges. Il noie ses contradictions, ses désirs profonds en une constante abnégation. Filtre sa fantaisie au tamis de la bienséance. Peu de choses dépassent de son être matériel.

  

   Parfois la foule gronde. Il se sent traqué. Il n’est plus qu’une bête apeurée, prête à tout pour survivre. Quand il parvient à se sauver des crocs des chiens, il installe autour de lui ses dispositifs de sécurité, tant matériels que symboliques.

   Enfin tranquille en un pays sans guerre, légèrement abruti par l’abondance, il s’indigne alors du massacre des innocents que les « autres » organisent très régulièrement comme un rituel nécessaire.

   L’innocence existe-t- elle ? se demande-t-il en craignant pour sa propre vie, car il se considère lui-même comme innocent, c'est-à-dire comme un imbécile sans pouvoir de décision et qui subit - selon sa propre définition de l’innocence.

   Il a du mal à admettre que tout innocent peut devenir un bourreau, que l’âme humaine est ainsi faite : beauté et massacre, à égalité.

   Lui-même est un bourreau. Cette tranche rouge dans son assiette, c’est le bœuf 37552. Oh ! le bel animal qui broutait dans la prairie quand le train des vacances passait. Mais dans l’assiette, il n’est plus le bœuf aux yeux langoureux, il est un amas de protéines qu’on sale et qu’on poivre.

  Qui est capable d’organiser le massacre des animaux à grande échelle, de le planifier est capable d’organiser celui de ses frères. A condition bien sûr de les reléguer au rang de bêtes. Et ce n’est pas facile car l’homme à sa fierté, sa dignité, quoiqu’il advienne. Quelque chose en lui malgré toutes ses turpitudes le tire vers le haut.

   Il se souvient : comme tout enfant, il disait oui au monde, ne demandait qu’à vivre, à aimer, à grandir. Mais le temps est un tueur d’âme patient. Ne pas vivre pour ne pas mourir est une attention de tous les jours.

   Sa condition le révolte : tant d’écueils et de récifs évités pour finir, au bout du compte, absorbé par l’abîme ! A quoi bon ces espoirs, et cette fatigue !

   Il se rassure comme il peut, à l’automne, en voyant le vol tourbillonnant de la feuille qui rejoint le tapis pourrissant de ses semblables au pied de l’arbre. Fermentation, promesse d’une nouvelle vie. Il rêve la recomposition de ses molécules, sa renaissance éternelle.

   Il est fait d’espoir et aussi de cette mélancolie propre à l’espèce qui le rend nostalgique d’une unité perdue, d’un univers de fraternité, de paix, de plénitude où l’inconscient et le conscient seraient enfin réunis en un tout.

   Il a créé des mythes qui l’aident à supporter sa condition. Il est rassuré par des symboles familiers et codifiés, guirlande clignotante décorant les rues de la conscience collective. Sous ces lumières factices, il reconnaît ses frères tel qu’en lui-même il se reconnaît : Un élément de la grande meute civilisée, celle qui, d’un moment à l’autre, peut brûler sa forêt symbolique et lâcher les chiens de sa folie trop longtemps comprimée.

  

   Au fond, il se déçoit : Il n’a pas réussi a modifier, avec ses semblables, le cours du monde qui se repaît toujours et encore de ses vieilles histoires sanglantes et les recrache presque identiques, à peine corrompues par la digestion.

   Un jour, il brise le miroir avec son front. Se réveille et chasse l’illusion. Il comprend qu’il est capable du meilleur comme du pire. Que le mal est si présent que c’est du bien dont il faut s’étonner. Il sait qu’il possède naturellement, ainsi que ses semblables, cette force terrible de miner la vie. Que la préserver, la cultiver demande un apprentissage, un effort, une volonté de tous les instants.

  

   Il découvre que le temps de vie qui lui est accordé ici bas est son seul patrimoine.

   Enfant du hasard ou de Dieu, comme vous.

 

 

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J
<br /> Oui, Jean, le temps passe et la farce est toujours aussi drôle! Bonne année et bonne écriture, tout de même...<br /> <br /> <br />
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J
<br /> Oui mais Dieu est farceur comme tu nous l'as si bien dit à Varaville, il y a trois quatre ans. Comme le temps passe !<br /> <br /> <br />
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F
<br /> Tu commences l'année en grande forme, Joël.<br /> <br /> <br />
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P
<br /> Merci Magali d'avoir invité un esprit aussi éclairé. Je vous salue bien Joël Hamm.<br /> <br /> <br />
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F
<br /> très beau, très fort, très vrai!<br /> <br /> <br />
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