Danielle Akakpo met au carré le petit frère

Publié le par M agali





Le petit frère



J’étais vachement content quand on m’a dit que j’allais avoir un petit frère !

Mes copains du CP, ils avaient tous plusieurs frères ou sœurs ou au moins un de chaque ! À la récré, ils racontaient leurs jeux, leurs bagarres, ou comment ils faisaient tourner leurs parents en bourrique avec le frangin ou la frangine. Moi, je me sentais un peu bête, j’avais jamais rien de bien intéressant à dire. Alors l’arrivée d’un petit frère, vous pensez si ça m’a fait sauter de joie !

Enfin, j’ai dû m’armer de patience parce qu’avec un bébé, ma foi, on peut pas faire grand-chose, à part pousser le landau, donner le biberon… Si, je vous assure, je lui ai donné le biberon à Lucas, je l’ai fait manger à la petite cuillère, j’ai été a-do-rable, y a pas d’autre mot ! J’étais tellement impatient qu’il grandisse pour qu’on devienne super potes et qu’on fasse plein de bêtises ensemble. 

J’en ai été pour mes frais. À un an, il marchait, Lucas, il prononçait des phrases à rallonge, mais le faire rire, ou sourire, c’était carrément mission impossible. Et ça s’est pas arrangé par la suite. Jouer avec lui ? Pas facile ! Il préférait de loin rester dans son coin, à s’occuper tout seul, un vrai sauvage ! À croire que ça tournait pas bien rond dans sa tête. Papa et maman étaient aux petits soins pour lui, au point que moi, j’avais parfois l’impression de compter pour du beurre. Tous mes efforts pour me conduire en grand frère qui apprend des tas de choses au plus petit me revenaient en pleine figure. Quand j’ai voulu lui montrer comment assembler un puzzle, il a soupiré d’un air ennuyé, les yeux perdus dans le vague, puis il s’est emparé des douze pièces de bois et en un tournemain, il a reconstitué le modèle. On aurait dit qu’il s’était entraîné toute la nuit ! Tout pareil avec le Lego. Pas besoin de lui faire de démonstration, il vous bâtissait des tours, des maisons, des constructions géométriques bizarroïdes. « Le Corbusier », s’exclamait mon père, admiratif.

À deux ans et demi, il savait lire. Un soir avant le repas, alors que papa était plongé dans un polar, Lucas s’est planté devant lui et a déchiffré à voix haute :« Le Carré, La Maison Russie. » Maman a abandonné le carré d’agneau qu’elle était en train d’arroser de jus et papa a laissé tomber son bouquin. « Il y a du Eddy, là-dessous ; c’est toi, Eddy, qui l’a fait répéter ? » J’aurais bien aimé, mais j’y étais pour rien. Pour un peu ça allait me retomber dessus, on allait me traiter de menteur. Non, je lui avais pas appris l’alphabet et les syllabes et tout le tintouin à Lucas. De toute façon, il m’écoutait pas quand je lui parlais, il avait toujours l’air d’être ailleurs, plus loin, plus haut, sur un nuage, dans la lune… 


À l’école maternelle, il s’est ennuyé. La maîtresse s’est inquiétée, les parents aussi. On a emmené le petit frère chez un psychologue. J’ai entendu parler de tests, de résultats époustouflants. On avait découvert le pot aux roses : Lucas était un enfant surdoué.

- Surdoué, m’a expliqué maman, ça signifiait qu’il était TRES en avance pour son âge, qu’il apprenait, plus vite que les autres et que cela justifiait sans doute sa tristesse, son isolement.

Mais maintenant qu’on savait, tout allait mieux se passer pour lui. En effet, il est entré au CP à quatre ans, en sixième à sept. Je suis en quatrième, moi, et dans le même bahut. 

Lucas, il est pas devenu tellement plus gai, tellement plus causant. Avec sa coupe de cheveux au carré de vieil intello, il a vraiment la grosse tête, au sens propre comme au sens figuré. Monsieur a créé son blog sur Internet, il réussit des carrés magiques en deux temps trois mouvements, et il ricane quand je m’installe devant ma console de jeu. Mes parents, maintenant qu’ils ont fini de s’inquiéter, ils arrêtent pas de s’émerveiller devant ses performances. « Une tête, ce petit, une tête ! » Bientôt, ils vont le faire passer à la télé, à Questions pour un champion, pourquoi pas?

 J’ai pas vraiment de bonnes notes en maths et j’ai horreur de cette matière. Maman a rien trouvé de mieux que de demander à Lucas de m’aider. La honte ! Comment il fait pour connaître le programme de quatrième, mystère et boules de gomme, mais hier il m’a expédié en cinq minutes tous mes exercices d’algèbre. Ça m’a coûté dix carrés de chocolat au lait. Et encore il m’a fait un prix ! Le pire, c’est cette façon qu’il a de me prendre de haut, comme si j’étais le débile de service.

Ça fout en rogne mon copain Sylvain, qui m’aime bien. Il m’a dit :

- Pourquoi on lui mettrait pas la tête au carré, à ton frangin ?

 Pas question de lui faire du mal, on n’est pas des sauvages. Mais ça fait du bien d’en parler pour rire, on a même fait un petit alphabet avec ça, Sylvain et moi, juste pour s’amuser : A comme « asticotage », B comme « baston », C comme « coups de pieds au cul » D comme « dégustation d’asticots », F comme « foutage de gueule ». S, on a hésité entre « scalp et strip-tease intégral » and so on, jusqu’à Z « zizi passé au cirage » .

Pour le L on cherche encore, mais ce n’est pas vital non plus. Samedi, c’est promis, on passe à l’acte. Je m’en fais une vraie fête de lui faire sa fête au surdoué. Mais tout bien réfléchi, notre affaire est pas encore assez au point.

Question N°1 : Où est-ce qu’on va « officier » ? (Je vous épate, hein, moi aussi j’en connais des grands mots !) Chez moi, ce serait pas mal, par exemple, surtout samedi après-midi parce que les parents me laissent la maison. Occasion spéciale !

Question N°2 : Celle qui me tracasse le plus On choisit quoi comme punition ? Faut pas se louper, mais faut pas y aller trop fort non plus. Je file voir Sylvain. À cette heure-ci, il fait le joli cœur avec Julie. Il a peut-être une idée ?

Julie s’est déscotchée de Sylvain. Elle a haussé les épaules:

- Z’ avez qu’à tirer au sort. Quand vous saurez ce que vous voulez lui faire, on sera toujours à temps de monter un truc.

Ces filles alors ! Elles ont toujours une longueur d’avance sur nous.

- Bonne idée ! Tiens, donne une lettre au hasard.

- Une lettre ? Bof… je sais pas moi… L ?

Sylvain a récupéré son chewing-gum (il le colle derrière son portable pour embrasser), se l’est renfourné dans la bouche et il l’a bien mâchouillé et étiré avant d’avouer :

- Le problème, Julie, c’est que pour le L, on a rien.

Julie a tiré sur son pull (j’aime bien, ça lui fait de jolis seins pointus) et elle a éclaté de rire

- J’en ai une, moi ! L comme largage, mes agneaux, vous allez voir !

J'en reste comme deux ronds de flan. Largage…?

- Ça va pas la tête, Julie ! Tu veux qu’on le largue où, mon frère ?  À l’autre bout de la ville ? En pleine nature ? Faudrait d’abord qu’il veuille bien nous suivre. Et je te parie qu’il retrouverait son chemin tout seul avec le GPS qu’il doit avoir greffé dans la cervelle.

Julie lève les bras au ciel. (Son jean taille basse descend, waouh son piercing sur le nombril !)

- Tu es vraiment lourd, toi Eddy !

- Lourd ?

Je deviens rouge comme une crête de coq, d’autant qu’entre son nombril et ses nichons qui pointent sous le pull, je sais plus où regarder.

Elle minaude :

- Écoute plutôt l’idée de la petite Julie. Julie, elle se fait super craquante, minijupe, tee-shirt moulant. Elle va à l’anniversaire d’Eddy samedi (paraît que t’as invité quarante personnes ? Ce sera le pied !) il la présente à son Lucas Et là, Julie lui sort le grand jeu. Elle vient de se disputer avec Sylvain, elle a besoin qu’on la console. D’accord Lucas a des lunettes, un redresse-dents, 50 centimètres et six ans de moins qu’elle, mais pas grave, il pourrait être celui qui va la consoler. Elle lui roule juste une petite pelle, mais elle sait causer  Julie. Bref, quand il est chaud,et quand je dis chaud, c’est chaud… tout le monde les regarde, que toute la compagnie a compris que le petit Lucas a le ticket pour la grande Julie, elle lui rit au nez. Et avant que l’histoire ait commencé…Largage !

- Oui, dit Sylvain, qui a compris, et qui saute en l’air d’enthousiasme, oui, la honte de sa vie, LARGUÉ !

Moi, je les regarde tous les deux, sidéré:

- Vous êtes contents de votre scénario à la con ? Tu t’es bien éclatée, Julie la tombeuse ? Mais vous avez vraiment rien dans la caboche, les amoureux ! Un : j’avais dit pas en public, c’est vachard de chez vachard. Je me répète : Lucas, c’est mon petit frère, j’aime mieux qu’on règle nos comptes entre quatre-z-yeux. Deux, ma pauvre Julie, tu pourrais bien lui faire tous les câlins du monde, te foutre à poil devant lui, ça le laisserait de glace, Lucas ! Les nanas, il s’en fiche complètement…

- Mince, il est pédé, en plus, le surdoué…

- La ferme, Julie ! Il est pas plus… comme tu dis que Sylvain ou moi. C’est juste que question sexe, ben tu vois, c’est pas comme pour les maths, les sciences ou le français, il a… son âge, Lucas. Y en a qu’une de fille, si je peux dire, qui compte vraiment pour lui, c’est ma mère ! Alors ton L, tu peux te le carrer où je pense !

Sylvain se gratte la tête, l’air sacrément ennuyé:

- Te fâche pas, Eddy, on charriait. Allez, on oublie le L. L’idée de départ, c’était quoi, déjà ? Lui mettre la tête au carré, non ? Ben, ça ouvre des possibilités : samedi après-midi, je lui colle quelques claques, plus trois ou quatre coups de pied au cul pendant que tu lui dis d’arrêter de te prendre pour une bille, que tu le menaces d’une autre correction s’il…

J’écoute plus, je me suis arrêté en route.

Tête au carré, Q, ça bouillonne dans ma tête à moi, je suis vert. Je tombe sur le derrière dans l’herbe et je reprends d’une voix blanche:

- C’est foutu, Sylvain, y a rien à faire. Tu sais combien il a de QI, mon frère ? 150 ! T’imagines, 150 au carré. Je te laisse faire la multiplication. Misère, à ce taux-là, Lucas, t’en fais Superman, les frères Bogdanov, Einstein au carré. Et ma vie… elle devient carrément un enfer !




Danielle Akakpo

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L'auteur:


"Amoureuse des mots, c’est le Net qui m’a aidée à déployer mes ailes. On m’y retrouve sur divers forums où l’on aime les nouvelles, mon genre de prédilection. Et aussi sur mon blog : http://danielle.nipox.com "

 

 

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D
C'est vrai que j'aime bien les fins tragiques et que je n'hésite pas à trucider mes personnages mais tout de même, mon petit frère!
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G
Ouh là, moi aussi, j'ai craint une fin noire ! Mais non : à texte vif et drôle, fin ad hoc ! Bravo Danielle !
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R
 Je me suis bien amusée, même si j'ai craint le pire...
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L
Danielle, tu nous écris la suite, pour l'appel à textes sur le thème " dîner de têtes " ? !
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L
Un vrai régal et une franche partie de rigolade ! J'ai beaucoup aimé la fin, bravo !
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