Vite avant la fonte... Ski nordique, une nouvelle de Jean-Paul Lamy
D'abord des ouvrages pédagogiques, puis l'âge mûr venu, contes, poèmes, chansons ainsi que de nombreuses nouvelles " d'ici ou d'ailleurs ".
Celles dont l'action se situe dans sa Normandie natale, celle où il a grandi et qu'il a retrouvée la retraite venue, la normandie intemporelle de ses maîtres, Maupassant et Flaubert, aussi, ont été regroupées dans le recueil
Il nous offre ci-dessous un texte fin, riche en sensations, qui fait écho aux dernières versatilités d'une météo qui quitte cette année l'hiver à reculons et sur lequel plane l'ombre d'un Francis Ponge féru de Montaigne.
Une très jolie leçon sur "l'art de la chute"...
Il peut arriver que l'on chute dans une neige jeune, toute vierge encore de traces de skis, de raquettes et de bottes. Les flocons se sont à peine posés les uns sur les autres, ménageant, entre eux, des espaces de mouvement et de respiration. On parle alors de poudreuse. Rien à voir avec la neige transformée qui a viré à la glace, à la pierre ponce, au granit grossier ou à la toile émeri sur laquelle, si l'on en vient à perdre l'équilibre, on rabote jusqu'au sang ses genoux et ses coudes : non, dans la poudreuse, on s'enfonce, s'enfonce, s'enfonce... La poudreuse est insondable : le bras le sait bien qui s'y aventure tout entier, armé, pourtant, d'un bâton qui le prolonge et qui, jamais, ne trouve le fond.
On ressent alors la délicieuse sensation que l'on peut connaître par ailleurs en boxant un édredon sur lequel les poings s'exaspèrent à ne jamais rencontrer de résistance. On a affaire à un adversaire qui encaisse coups et insultes (car on tempête tant et plus) sans jamais les rendre mais sans jamais non plus en souffrir. On se fatigue avant lui : on se débat et s'épuise sans jamais se relever...
La bouche a mordu dans une fadeur glacée, les lunettes se sont couvertes d'un épais brouillard, les cheveux, fussent-ils de jais ou de poivre et de sel, ne sont plus soudain que sel. La neige s'insinue dans le cou, fond, suit le sillon de la colonne vertébrale, puis, à la faveur de longs frissons ou des gestes désordonnés que l'on fait pour s'en sortir, se répand à droite et à gauche sur toute la largeur du dos. On a basculé cul par-dessus tête et l'on se prend à douter de l'infaillibilité de son phototropisme : où est le ciel ? Où est la terre ?
On s'enfonce un peu plus, on se décourage, on s'engourdit, on ne lutte plus. Ce serait le retour au bonheur fœtal si la température était un peu plus douce... Mais le froid qui s'est refermé sur nous est de moins en moins ressenti comme une agression et l'on glisse vers cette petite chose qui palpite dans le ventre maternel, on est un pur joyau dans un immense écrin de ouate qui étouffe toutes les agitations du monde, un pur esprit voguant pour l'éternité dans l'éther. On est en apesanteur, on est bien (car on est encore)...
Montaigne prétendait s'habituer à la mort mais il n'a guère trouvé pour cela qu'une pauvre chute de cheval sur un chemin caillouteux : j'ai vainement cherché dans les Essais une page qui eût pour titre : « De l'enfoncement dans la neige jusqu'à la taille ». Dommage ! Que n'a-t-il donc vécu cette expérience simplement sublime ? Elle nous offre le privilège rare de vivre notre propre mort en acteur et en spectateur à la fois. Vivre, oui, car on est encore presque vivant...
Mais soudain, le charme est rompu : notre compagnon qui nous a rejoint nous saisit par l'aisselle et nous redresse brutalement en disant : « Allons, secoue-toi ! ». Et l'on obéit : on s'ébroue, notre esprit revient habiter un corps qui perd sa virginité retrouvée pour s'habiller de bariolé banal, la neige nous porte de nouveau. On est redevenu un skieur anonyme sur des étendues de plus en plus zébrées de longues éraflures.
« Allons, secoue-toi ! »... On devrait avoir la force de ne pas obéir.