Lundi au soleil avec Jean Calbrix qui nous rappelle que Nous ne sommes pas des boeufs...

Publié le par magali duru


Auteur de polars quoique poète classique (et inversement) Jean Calbrix (voir aussi  la page qui lui est consacrée dans "Autres plumes" ) est aussi un excellent nouvelliste.
Il nous offre ici un texte publié en 2005 dans l'excellente
Revue Solair où cet observateur à la Alphonse Allais de la vie comme elle va croque avec humour et gentillesse toute la verve d'une "scène au café".
Au zinc, devant leur petit blanc, des personnages simples, qui fleurent encore la campagne...
Une petite récréation parfaite pour un lundi au soleil (bien mérité après un week-end sous le hangar de la salle des fêtes du Salon de Balma, dont je vous livre le compte-rendu ce soir. Si je peux.)

(café madrilène, mars 2007, je délocalise l'illustration...)

Nous ne sommes pas des boeufs...

                                                   (Alphonse ALLAIS)


            -           Nous ne sommes pas des boeufs !

            Cette exclamation fuse par la fenêtre ouverte d'un café tout ce qu'il y a d'ordinaire mis à part le sol revêtu d'un beau parquet ciré, nickel. C'est un petit homme maigre qui l'a poussée. Il côtoie au bar un grand gros, et fait écho aux pleurnicheries de ce dernier.

            -           Quelle vie ! poursuit le gros, son verre de pastis à la main. Déjà mes parents étaient toujours sur mon dos. "T'as rangé ta chambre ?", "T'as ramené le pain ?", "T'as fait pisser le chien ?" Le calvaire !

            -           Ah ! les parents ! fait le petit en lorgnant le fond de son verre.

            -           Au régiment, continue de soliloquer le gros, ma tronche ne leur revenait pas. C'étaient des revues de casernement, des gardes, des marches forcées. Qu'est-ce que j'ai pu me taper comme corvées de pluches, sans compter les W-C à récurer !           La galère !

            -           Ah ! l'armée !  

            -           En revenant du régiment, je croyais être un peu tranquille. Je trouve du travail sur un chantier, un petit boulot pépère. Je n'avais qu'à surveiller une équipe de Nord-Africains qui creusaient des tranchées. Fallait que je veille à ce qu'ils aillent droit. C'était dans mes cordes, j'ai toujours eu le compas dans l'oeil. Bang ! voilà un camion plein de sacs de ciment qui arrive. Le contremaître me dit qu'il faut que je m'y mette, des sacs de cinquante kilos avec mes reins fragiles ! Toute la matinée à crapahuter avec les sacs sur le dos. Ouille, ouille, ouille !

            -           Ben vrai ! On n'est pas des boeufs tout de même !

            -           Les maçons ont protesté. Ils ont obtenu des sacs de vingt-cinq kilos. Je me suis dit chouette, mais quand le nouveau camion est arrivé, le contremaître m'a dit qu'il fallait en porter deux à la fois. Les vingt-cinq kilos, c'était pas pour nous, c'était pour les maçons, pour leur facilité la manutention, les feignants !

            -           Des feignants, oui !

            -           Je me sentais bien seul, alors j'ai cherché une femme pour me soulager ma misère. Manque de bol, j'ai épousé une harpie, oui. En rentrant il faut que je me déchausse et que je mette les patins. Madame n'aime pas la poussière et la boue, mais moi sur le chantier, il faut bien que je patauge dans la boue. Quand je rentre complètement vanné, je n'ai plus la force de me baisser et v'la qu'il faut que j'enlève mes godillots. Ah ! la teigne !

            -           T'as raison, on n'est pas de boeufs.

            -           Elle me dit qu'il y a une ampoule à changer dans la salle. Avec les patins, c'est d'un pratique. Après, elle me dit qu'il faut que je pousse le buffet pour qu'elle balaye derrière. Je m'arqueboute et vlan ! je me casse la figure. Forcément, avec des patins ! Et après, il faut que je descende à la cave...

            -           Avec les patins ?

            -           Bah oui. Elle a mis du scratch sous mes chaussettes, ça tient rudement bien. Où est-ce que j'en étais là ? Tu me coupes tout le temps !

            -           La cave.

            -           Ah oui, elle me demande de lui remonter un seau de charbon. Elle exagère quand même, elle a toute la journée pour faire ça.

            -           Pour sûr, on n'est pas de boeufs !         

            -           Le pire, c'est le soir. Dans le lit, elle veut toujours mais moi...

            -           Elle veut quoi ?

            -           Dis donc, t'as jamais forniqué ?

            -           Moi ? Heu non, pas fort, un tout petit peu seulement.

            -           Ah ! ah !. ah !... Bouh ! mais bon sang, il faut que dorme. Avec les journées que je me paye sur les chantiers, je suis crevé. Un lit, c'est fait pour dormir, non ? Déjà quand on s'est mariés, vingt fois elle me réveillait.

            -           Vingt fois !

            -           Alors comme ça, paf ! on a eu six gosses.

            -           Ah oui da ! on n'est pas de boeufs !

            -           Mais arrête de lui dire ça, intervient le patron tout en essuyant un verre. Si c'était un boeuf, il n'aurait pas eu six gosses, forcément ! Bon, je vous remets ça ?

            Le gros lève la main en signe de refus, s'arrache du bar et se dirige vers la sortie en traînant des pieds, pendant que le patron lui lance :

            -           S'il te plaît, n'oublie pas de laisser les patins à la porte.

            Et le petit de lui souffler :

            -           Ne vous faites pas de bile, patron. J'ai bien repéré, il n'a pas de scratch sous ses godillots.


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L
Merci jean pour ce texte qui m'a procuré un bon rire, le meilleur des remèdes par ces temps un peu ternes et frais.Lise-Noëlle
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F
Un plaisir de relire ce texte, Jean. Surtout que je reviens du café!
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