F. M comme Franc-maçonnerie et L. T comme Trousselle et S /F comme suite et fin..
Assis sur la terrasse ensoleillée d'une très jolie Kneipe, à côté de chauffeurs de cars soufflant pendant que leur chargement visite le château - un truc énorme - je vois bientôt arriver mon F Absamer. Il s'agit de quelqu'un d'en effet très élégant, impressionnant et au "type allemand", j'en jurerais s'il ne m'avait adressé la parole dans un français impeccable.
Absamer semble content de rencontrer un jeune F mais j'ai très vite l'impression que l'intérêt qu'il me porte est surtout lié à la méthodologie de mes recherches. Il m'interroge sur la discrétion de mon enquête, puis il dit qu'il comprend qu'un décalage entre l'idéal maçonnique et cette situation de mécène caché de la loge m'ait conduit à fouiller le passé, et en se penchant vers moi, il me demande soudain brutalement :
- « Tu es choqué par la façon dont on excuse mes absences, et en baissant la tête sans doute ?!
- [...]
- Moi aussi, un détail m'a gêné, il y a un peu plus de vingt ans. J'ai d'ailleurs fait de la résistance, à ma manière. Nous parlons bien sous le sceau du secret, Frangin ?
- [...]
- Je ne te connais pas et j'ignore ce que tu trafiques dans l'existence - je ne veux pas le savoir - mais réfléchis : faut-il vraiment que je te raconte mon passage dans la loge ? »
Le ton du châtelain Absamer n'est soudain plus ni classe ni classique, et son tutoiement n'a vraiment plus grand chose de maçonnique. Ils feraient plutôt penser un ancien légionnaire croisant une bleusaille fouineuse. Je réponds que je sais me taire, tout en me maudissant intérieurement de ne pas m'être préparé aux conséquences de ma curiosité. Et il reprend :
- « Bon. Il n'est pas simple d'expliquer ce que l'idéal de notre Ordre a représenté pour moi. Mon initiation avait été une révélation, comme un flash, et il me fallait parvenir à cette Lumière dont on parle en maçonnerie. Coûte que coûte, alors je m'y suis employé comme je sais faire les choses, c'est-à-dire à fond. Je te passerai sous silence mon travailJ'ai vu la loge, j'ai vu un groupe d'individus englués dans une apathie sociale que nos idéaux, au lieu de secouer, justifiaient. Paradoxalement l'obligation de fraternité asseyait leur immobilisme, et le pire était que plusieurs F étaient de fieffés gredins. Oh, pas des gens hors la loi, la loi profane j'entends, bien au contraire, des gens socialement tout ce qu'il y a de plus respectables. Reçus dans les ministères. Et ça venait saucissonner aux agapes et parler boulot, sans se préoccuper plus que ça de maçonnerie. Des cons qui s'ennuient à la messe, voilà l'image qu'ils ont fini par me donner d'eux. maçonnique, il ne regarde que moi, mais tu peux imaginer que très vite en regardant dans la loge, j'ai vu que quelque chose clochait.
Quelques uns en particulier ont stigmatisé ma déception. Des militaires en retraite reconvertis dans les assurances et la sécurité. C'est sur eux que je me suis concentré. J'étais déçu, amer presque, quand un soir un détail a mis le feu aux poudres : un jeune Comp a demandé la parole pour dire qui voulait se mettre en sommeil. Ô, l'abject sourire de Douat quand ce Comp annonça son départ - il faut que je t'explique qui est Douat ou il assiste encore aux Tenues ?
- [...]
- Je me doutais qu'il ne resterait pas. Vous ne perdez pas grand-chose. Le soir même j'emmenais le Comp démissionnaire dans un café. Il était élève dans une école de journalisme et, pour payer ses études, il avait bossé deux mois chez Douat en tant qu'opérateur de télésurveillance. Il y avait découvert un détail gênant. Les alarmes à l'époque étaient rarement reliées à des caméras, et la télésurveillance était en fait une arnaque généralisée. Tu prenais un bijoutier, son assureur lui imposait de s'équiper en alarmes dernier cri, mais quand une nuit d'orage des alarmes se mettaient à sonner pour rien dans toute la ville, personne ne se déplaçait, à part lui. Les fameux « véhicules d'intervention » des sociétés de surveillance - quand elles en possédaient - ne pouvaient matériellement pas couvrir les déclenchements d'alarmes de cinq ou six cents clients que comptaient chaque société...
- [...]
- La police ? Depuis longtemps la police ne se déplaçait plus pour les « alarmes intempestives ». Quand une alarme sonnait, les opérateurs joignaient au téléphone la personne à prévenir et lui racontaient un bobard pour qu'elle se débrouille par elle-même. Et en cas de casse réelle, l'assurance raquait parce qu'on pouvait prouver que «le» véhicule d'intervention était comme par hasard occupé sur un autre site. Il aurait fallu 10 véhicules mais on faisait des économies. D'après le F journaliste les anciens militaires ou commissaires patrons de ces sociétés étaient trop puissants pour qu'un canard publie une telle histoire. C'est cette discussion qui a tout déclenché. Dis, t'as deviné quel était mon métier à l'époque ?
- [...]
- Une rente de ma mère ?! C'est vrai que je vous avais inventé ça ! Je n'ai jamais connu ma mère, de la même façon que je ne me suis jamais appelé Absamer - même si un magnifique extrait de casier judiciaire et une photocopie de passeport au nom d'Absamer se trouvent sans doute encore dans vos archives. Je suis, disons, quelqu'un qui fait circuler l'argent - enfin j'étais, aujourd'hui je suis rangé. Comme la plupart des gens de mon espèce, je faisais un complexe social, d'où mon intérêt pour la F M . Je viens de la rue, pour te faire court. Et voilà que dans notre bonne vieille loge, j'avais une arnaque légale sous les yeux : un comble, non ? Deux combinards dont l'un assurait et obligeait à s'équiper en alarmes, et l'autre sécurisait, soi disant.
Alors j'ai fait rentrer une connaissance dans ladite société de sécurité, et on a très vite repéré quelques clients aussi riches que radins, c'est-à-dire ayant acheté les alarmes les moins chères. C'est là qu'a démarré une opération assez rentable. Pas le Pérou, mais tranquille. Les nuits venteuses on faisait sonner une dizaine de sites et on en dévalisait tranquillement un onzième. Je me souviens que notre premier coup eut lieu chez un marchand de tableaux. On a par la suite recommencé, et Douat a fermé boutique. Le compère assureur n'a pas été inquiété.
- [...]
- J'ai quitté la France après ça, et me suis encore un peu promené à travers le monde. À l'époque cinq ou six ans dans un même pays était pour moi un maximum.
- [...]
- Tu veux savoir pourquoi je reste inscrit ? C'est curieux mais malgré cette sordide histoire, la maçonnerie m'a beaucoup apporté. Je me suis pas mal disputé avec ceux de la Loge et leur engagement tiédasse dans nos idéaux. Sans parler qu'au final l'ensemble de l'Obédience se rangeait derrière les Douat et consorts, en optant invariablement, à chaque débat de société, pour la position ventre mou qui me faisait le plus honte. Comprends moi bien : sur nos colonnes j'étais un mauvais garçon, un imposteur, mais au départ je croyais sincèrement que la FM pouvait être une sorte de rédemption. A la fois pour moi, et pour le reste de l'humanité - grandiloquent, hein ? »
Là il se tut quelques secondes, avant de reprendre : « Naïf, oui. » dit-il en soupirant. « En tout cas, même si je leur en voulais de leur frilosité, la maçonnerie m'a permis de progresser, d'évoluer loin des colonnes et je leur suis redevable de ce travail sur moi... Là, tu sais tout. »
L'heure de mon train approchait, et en me touchant symboliquement l'épaule, mon F voleur eut ces mots :
Fin
nouvelle inédite, Laurent Trousselle
( On pourra retrouver cette nouvelle in extenso, pour la relire dans l'ordre, dans la rubrique "Autres plumes" , colonne de gauche, sur la page dédiée à Laurent Trousselle. )