Laurent Trousselle

 

Laurent Trousselle est le pseudonyme de *Frédéric-Louis Sauser*.

 

                               

 

                                


                                                                                                                                                                                                  Ecrivain d'origine suisse, il a très tôt placé son œuvre sous le signe
du voyage et de l'aventure. Homme des déplacements, il fut brancardier, employé de bureau, guichetier de banque, barman, journaliste pour un éditeur de guides de voyage... Engagé à 17 ans dans la Légion étrangère, il participe à différentes opérations. Il perdra au Tchad sa main droite, sa main d'écrivain, amputée au-dessus du coude.

 
Cette blessure marque profondément son rapport à l'écriture. En lui faisant découvrir son identité de gaucher, elle bouleverse sa personnalité. Dans sa poésie comme dans ses romans et nouvelles), l'exaltation du monde moderne se mêle chez lui à la volonté de se créer une légende où l'imaginaire se mêle au réel de façon inextricable.

 

Publications:

 

*Laurent Trousselle* a longtemps été nègre, aussi une partie de son
oeuvre est elle secrète. A son grand corps défendant.

 

 - Un recueil de nouvelles, Mémoires anonymes, décembre 2006, éditions Quadrature .

 Lire une critique sur le recueil

 

Marche arrêt.point mort, Editions Faim de siècle 2007

 

 

 

 


 

                                         http://motcomptedouble.blog.lemonde.fr/files/2006/12/74952qudratmemoirescouv_1004425.jpg

Lire une nouvelle inédite de Laurent Trousselle

(suivie de la présentation de l'auteur)


FM = franc maçonnerie, Vén = vénérable, M = maître,

Comp = compagnon, App = Apprenti, F = frère, et magouille = magouille...

 

 

Le Ier mercredi du mois, 20h20.

- « Mon F secrétaire, si tu veux bien faire l'appel ?

- Absamer Paul ?

-...Excusé.

-... »

 

Depuis trois ans que je suis maçon, l'appel en début de Tenue commence toujours de cette façon. Et comme notre Vén répond à la place des absents, c'est toujours sa voix qu'on entend après le nom d'Absamer.

Souvent les anciens, les M ayant assisté aux Tenues des années durant, deviennent un jour moins assidus. Tout en continuant de payer leurs capitations, tout en restant inscrits, ils ne se déplacent plus qu'occasionnellement, n'assistant qu'à une ou deux Tenues par an. Une initiation ou un banquet le plus souvent.

Je réfléchis et je me dis que même en ces occasions, je n'ai tout simplement jamais vu Paul Absamer. Au point que dans mon esprit le Vén répondant "excusé" après l'appel de son nom fait presque partie du rituel de notre loge.

C'est d'autant plus curieux qu'il y a quelques semaines, nos débats ont justement porté sur l'assiduité. A certaines de nos Tenues on remarquait davantage de Comp et d'App que de M présents. C'en était au point qu'avant chaque réunion, le Vén était obligé d'organiser par téléphone un roulement afin d'atteindre le nombre de M requis pour l'ouverture des travaux.

Je ne fais pas partie de ceux qui avaient nourri cette discussion sur l'assiduité, qui s'est soldée par des lettres recommandées adressées aux F les moins motivés, mais soudain un détail me frappe : si dans notre loge plusieurs poursuivent une carrière à l'étranger, consul, prof expatrié, etc., on sait pourquoi leur absence est excusée, et à l'occasion quelqu'un de la loge donne de leurs nouvelles. Mais jamais dans le cas d'Absamer, alors pourquoi ? Et puis, a-t-il reçu une lettre recommandée, comme les autres ? J'en doute. Notre Vén semble systématiquement tenir son absence pour une question entendue, comme si Absamer faisait partie de ceux excusés par principe. Dans une société philosophique, philanthropique et progressive, travaillant à l'amélioration matérielle et morale de l'humanité, on ne s'attend pas à ce genre de dérogation.

 

J'ignore pourquoi aujourd'hui l'absence de ce F commence à m'occuper l'esprit - sans doute parce qu'on s'ennuie pendant une Tenue et que l'on cogite souvent sur un détail du temple, ou sur n'importe quoi d'autre ?

Depuis combien d'années Absamer manque-t-il ? Une fraction de seconde, je songe à chuchoter à mon voisin cette question, et puis je me retiens en sentant obscurément qu'une question directe concernant Absamer serait une erreur.

Un peu plus tard, descendu en salle Humide pour les agapes qui suivent chacune de nos Tenues, je me place à côté d'une figure de la loge, le F hospitalier, et j'attends qu'il ait bu plusieurs verres.

- [...]

- « Absamer, je ne l'ai pas connu longtemps, je suis arrivé après lui... », me répond-il. « Quand il venait, c'était quelqu'un de très assidu. Et puis brusquement on ne l'a plus vu, il est parti à l'étranger, je crois. Il envoie tous les ans sa cotisation.

- [...]

- Mais non, je ne réduis pas les choses à une question de cotisation. » se défend-il. « Absamer a choisi de rester maçon de loin, et ça le regarde.

- [...]

- « Si bien sûr, il donne de ses nouvelles. Mais je crois qu'il écrit toujours le même texte, alors le Véné ne nous lit plus ses courriers. Des mots très courts. Je crois qu'il vit sans téléphone. Ou bien s'il en a un, il ne nous le donne pas.

- [...]

- Quel genre de Frangin c'était ? Mais qu'est-ce qui te prend ? » demande-t-il. « Quelqu'un d'assez classe, de toujours impeccablement mis, avec une très belle voiture, je crois. Je ne sais plus très bien... on ne le voyait jamais en salle Humide. Pas très marrant, comme garçon.

- [...]

- Il a déménagé il y a longtemps, je ne me souviens plus. »

Alors que je laisse l'hospitalier plaisanter un App en train de lui servir à boire, je me replonge dans des pensées sur l'éternel premier excusé de notre liste d'appel. Le Vén en chaire ne mentionne jamais les courriers d'Absamer alors qu'il nous lit dévotement tout ce qu'il reçoit, jusqu'aux cartes postales débiles de F revenus de vacances depuis longtemps. Alors pourquoi un tel silence sur Absamer ?

Je me dis que j'ai déjà remarqué cette alliance des vieux M le concernant, rien de verbal mais je me remémore très bien l'empressement avec lequel les deux Vén - que j'ai successivement vu élire en quatre ans de maçonnerie - répondent « excusé » sans jamais rien expliquer.

Ce soir les agapes s'éternisent. Je n'aime pas ces ambiances de chambrées masculines, la lourdeur érigée en figure imposée. Et en fin de soirée, je réattaque le F hospitalier qui soupire :

- « Non je ne pense pas que nous le reverrons...

- [...]

- T'as de ces questions ! Plus personne ne le connaît. Je crois me souvenir que l'année de son départ il ne s'entendait pas bien avec le Vén et le collège d'officiers. M'enfin j'en sais rien. Il est là, il cotise, il revient quand il veut, alors on ne sort pas de cette logique. Bois un coup et oublie ce frangin... »

 

* * *

 

J'ai une vie en dehors de la maçonnerie et ce n'est pas dans mon caractère de fouiller une histoire qui ne me regarde pas. Pourtant à la Tenue suivante j'arrive une heure en avance sur les autres, afin de passer par notre "placard". Je sais que j'y trouverai les cahiers dans lesquels le F secrétaire range les tracés des cinq dernières années - nos comptes rendus de séances - avant qu'ils ne soient archivés (avec les pièces annexes, courriers et autres), à la bibliothèque de l'Ordre au cinquième étage.

Récapitulatif des absences, je commence par l'année juste avant mon initiation. Absamer Paul : sur 22 Tenues, 22 croix dans la colonne Absences excusées. L'année suivante, 21 croix pour 21 Tenues. Etc. Étrange.

Et d'autant plus étrange qu'il y a quelques mois, la loge a voté la radiation d'un F qui ne venait plus. Je retrouve le passage du tracé mentionnant ce vote. Objet : défaut d'assiduité.

Cette exception Absamer m'ennuie de plus en plus. Quelque part elle n'est pas maçonnique du tout.

 

- « Mon F secrétaire, si tu veux bien faire l'appel ?

- Absamer Paul ?

-...Excusé.

-... »

 

Pendant toute la Tenue je continue de réfléchir. En dehors de ceux en poste à l'étranger et qui retrouveront un jour leur place sur nos colonnes, quand un F déménage définitivement, il finit par s'affilier dans une loge près de son nouveau domicile... Peut-être Absamer n'a-t-il pas trouvé d'obédience travaillant au rite français près de chez lui, tout simplement ?

Je décide de creuser discrètement cette histoire - et je dis discrètement en souriant intérieurement parce qu'on entend souvent chez nous que la F M n'est pas une organisation secrète, mais une organisation discrète.

Foutaises.

 

* * *

 

On est quinze jours plus tard et je monte à la bibliothèque de l'Ordre demander au F Servant les archives de notre loge. Après quelques recherches je mets la main sur un courrier d'Absamer. Je me dis tout d'abord : « Tiens, très bonne pioche ! ». Et puis finalement ce n'en est pas une... - ou bien si, au contraire ? - car je remarque très vite qu'une deuxième lettre, dans la chemise de l'année antérieure, se trouve être, mot pour mot, identique à la première.

Basiques et formelles, toutes deux disent :

Vénérable Maître,

tu trouveras ici un chèque correspondant au montant de ma capitation pour la prochaine année, et un peu plus, je pense, que tu pourras verser au tronc de la Veuve. Vous me manquez. Fraternellement... Paul.

 

Je fouille quelques années et invariablement, ce sont les mêmes phrases qui reviennent.

Quelque chose me chiffonne...

Il faut ici expliquer que dans chacun des courriers que reçoit la loge - carte postale ou non - on sent toujours une sorte de chaleur, de fraternité, parfois plaquée de façon artificielle, ou folklorique, mais bien là. Or dans les mots recopiés d'une année sur l'autre par Absamer, on ne relève qu'un service minimum, à peine assuré par le fraternellement final.

Et à relire pour la x ème fois ce court texte envoyé une fois l'an, j'y sens quelque chose de malsain, de cynique presque... Bientôt un détail me frappe, une question sordide qui me fait ouvrir avec appréhension la boîte d'archives marquée Comptabilité.

 

* * *

 

- « Mon F secrétaire, si tu veux bien faire l'appel ?

- Absamer Paul ?

-...Excusé.

-... »

 

Ce soir je suis particulièrement mal à l'aise en entendant notre Vén répondre à la place d'Absamer, car je sais maintenant, depuis deux heures, que l'éternel excusé de notre loge a versé, pendant chacune des dix années de comptabilité que j'ai pu creuser, l'équivalent de la capitation de cinq ou six autres F de la loge. Soit de quoi acheter trois ou quatre petites voitures d'occasion...

 

* * *

 

Quinze jours plus tard, un peu moins de trois heures avant notre Tenue, je suis encore assis dans la bibliothèque. Je veux savoir à quand remontent le départ d'Absamer et son premier "don" à notre loge. Malhabile à la fouille d'archives, ce n'est malheureusement qu'une demi-heure avant l'ouverture de nos travaux que je suis sûr d'avoir trouvé son premier courrier: il remonte à 21 ans. Absamer a donc été excusé pendant 21 années... je n'en reviens pas.

 

- « Mon F secrétaire, si tu veux bien faire l'appel ?

- Absamer Paul ?

-...Excusé.

-... »

 

Je n'écoute pas l'initiation et les trop longues planches qui s'ensuivent, je réfléchis et me souviens d'avant mon initiation au grade de M. J'imaginais alors certaines de mes questions de Comp concernant notre fonctionnement, et certaines de mes réserves aussi, s'expliquer clairement en Chambre du milieu, cette Tenue de M à laquelle aucun App ni aucun Comp ne peut assister.

Mais en passant M j'avais compris, et pas plus tard qu'à ma première Chambre du milieu d'ailleurs, que je n'en saurais pas plus. Lesdites questions étaient discrètement réglées par "le collège des officiers"...

 

Savoir qui est Absamer se met à me stimuler, à sonner en moi comme une réaction à la dérive que je semble vivre en maçonnerie, alors le soir même, sitôt rentré je consulte Internet. Si la ville et la rue indiquées au dos des courriers d'Absamer existent bel et bien, ce sont ceux d'un bureau de poste. Et aux renseignements internationaux j'apprends qu'en Allemagne aucun Paul Absamer n'a de téléphone. En France non plus.

 

* * *

 

Quinze jours plus tard je suis à nouveau plongé dans nos archives, et cette fois concentré sur les années qu'Absamer a passées dans notre loge. Je cherche les traces qu'il y a laissées. Je fouille l'année de son initiation jusqu'à dénicher les comptes rendus des enquêtes le concernant ; elles nous le dépeignent comme quelqu'un de séduisant, d'enthousiaste et de profondément attaché à tout ce qui concerne la justice sociale. Cela semble curieux pour un profane rentier, les F qui l'ont enquêté avant son passage sous le bandeau le mentionnent tous les trois. L'un d'entre eux a même écrit : notre loge s'apprête à accueillir une sorte d'oisif vivant de la rente laissée par sa mère. Et si l'on en croit l'adresse dans laquelle il m'a reçu à Paris, au 194 bis rue de Rivoli, il en vit bien. Cependant ses hautes valeurs morales et intellectuelles en feront une pierre solide, etc.

 

En sortant de mon bureau, je fais le lendemain un crochet par la rue de Rivoli. Si le 194 bis a été très chic, on a l'impression que les choses sont un peu retombées, le tapis rouge sur les marches est élimé par endroits, du cuivre manque par endroits sur la rampe, quelques adresses de médecins mais des plaques assez anciennes. Aujourd'hui le lieu est sans vie, sans le faste qui a dû être le sien. Je ressors en pensant qu'habiter une telle adresse il y a vingt ans et ne pas travailler... le passage sous le bandeau d'Absamer a dû être un questionnement féroce.

 

* * *

 

À ma visite suivante aux archives, je photocopie les planches - les exposés - d'Absamer et je m'y plonge. Ses réflexions sont intelligentes, pleines de force et d'un espoir rayonnant en la FM - peut-être trop prononcé ? En tout cas, aucune n'est empreinte de ce symbolisme forcé (forcené) qui souvent m'ennuie, moi aussi.

Ma curiosité est de plus en plus en éveil lorsque je lis que les interventions d'Absamer font l'objet de commentaires assez durs de la part d'autres F de la loge, et d'un en particulier, qui s'appelle Douat.

Je ne le connais pas et je découvre qu'il a quitté notre loge avant mon arrivée.

Il est clair que ce Douat n'aimait pas la tournure d'esprit d'Absamer. Je remonte dans le temps et vérifie la profession de ce Douat. C'est un ancien militaire. Notre loge compte encore aujourd'hui plusieurs militaires, dont un en particulier qui s'est hissé tout en haut de la pyramide des grades de M nationaux, puisqu'il est devenu conseiller de l'Ordre.

Un peu plus loin je remarque que ce conseiller de l'Ordre a commencé son ascension maçonnique à l'époque où Absamer était App, et où le Vén de notre loge était... ce Douat aux commentaires si durs.

Je fais une pause. Je vérifie ensuite un détail sur mon portable : Douat a laissé un nom sur Internet. Longtemps dirigeant une boîte de sécurité, et ayant même un peu écrit sur le sujet, Douat fut secrétaire d'État auprès d'un ministre de l'Intérieur.

Je commence à me dire que je suis vraiment tombé sur quelque chose quand plusieurs  recoupements me permettent d'établir que, cinq ans plus tard, soit l'année du départ d'Absamer, Douat ne peut plus payer sa capitation annuelle - le F hospitalier rédige même une demande pour qu'il en soit exempté.

Comment est-ce possible, quelqu'un qui avait eu un bureau place Beauvau ne peut pas payer sa cotisation ?

La lettre de l'hospitalier précise que la société de télésurveillance de Douat est en train de faire faillite et qu'il licencie ses trente salariés. Sur Internet, je déniche l'histoire confirmée par la presse spécialisée de l'époque : le dépôt de bilan est lié à une histoire d'assurance... Tiens, tiens !

Là je frémis : depuis sa retraite, mon F conseiller de l'Ordre et ancien militaire comme Douat, pantoufle dans les assurances.

Les choses commencent à puer sérieusement...

 

* * *

 

- « Mon F secrétaire, si tu veux bien faire l'appel ?

- Absamer Paul ?

-...Excusé. »

 

Pendant la Tenue qui suit, je me dis que si j'ignore encore le pourquoi de la faillite de l'un, et les raisons du départ de celui qui continue de... cotiser de loin, une chose devient claire : la presse a peut-être raison de penser que ça magouille dur sur nos colonnes. Je ne me sens même pas déçu, pendant qu'un F planche sur la polygamie, je me dis que quelque part, je l'ai toujours su.

Bon, Absamer, t'es qui ?

 

Vers la fin de la Tenue, quelqu'un demande la parole pour rappeler la date du banquet familial annuel - chaque maçon s'y rend avec conjoint et enfants. On s'efforce toujours d'y établir un plan de table séparant les couples, et soudain une idée me fouette : et si Absamer y était venu accompagné ? En remettant la main sur un plan de table, je n'y lirai pas « Madame Absamer » puisqu'il était célibataire, mais comme son invité[e] aurait un nom, je le retrouverai peut-être dans l'annuaire ? Absamer étant un assidu, à son premier banquet il avait dû jouer le jeu, amener quelqu'un.

 

Deux semaines plus tard les archives me confirment que l'année de son arrivée, Absamer était présent au banquet familial. Et le plan de table a été archivé. La loge comptait à l'époque 27 Fr . Sur 17 présents au banquet, 14 étaient venus avec leur épouse... il ne me reste plus qu'à lister les noms des autres invités.

Rentré chez moi, après une interminable autre Tenue d'initiation, deux heures plus tard j'ai leurs numéros de téléphone. L'une de ces personnes connaît sans doute Absamer...

J'appelle dès le lendemain matin.

La première voix me renvoie à sa cousine, qui porte les mêmes nom et prénom qu'elle, mais vit dans une maison de retraite... Absamer ne peut avoir une compagne si âgée.

À la seconde, je ne dis intuitivement que :

- « Bonjour, je cherche Paul Absamer et...

-...Et vous êtes qui ? »

Le ton de cette femme est très assuré, alors je fais comme elle, je réponds comme si mon nom allait de soi :

- « Je m'appelle J.-B. Hiram. »

Mon interlocutrice reprend la parole sans avoir percuté à ce nom qui constitue une grossière allusion maçonnique, qu'une compagne d'initié aurait relevé.

- « ...Et bien jeune homme, je ne sais pas ce que vous voulez à mon ami Paul Absamer, comme vous dites, mais vous ne le trouverez pas ici. »

Au ton de sa phrase, j'ai l'impression que sa voix est habituellement un mélange d'ironie et de je-ne-sais-quoi d'autre. Quelque chose me dit qu'elle n'a pas entendu parler d'Absamer depuis longtemps. Après un silence, elle ajoute d'une voix amusée :

- « Autre chose, jeune homme ? »

Je sais que je ne peux rien expliquer, mais je lance en songeant surtout à gagner du temps :

- « Rencontrer Paul serait très important pour moi... »

Comme si elle venait de songer à quelque chose en particulier, la femme me demande :

- « Dites-moi, est-ce qu'il vous connaît ? »

- « Même si je suis de sa famille, il ne me connaît pas encore, non.

Là je lui ai menti : si nous sommes Fr , nous ne sommes pourtant pas frères. Mais l'idée semble bonne, car après une seconde de réflexion, mon interlocutrice a pris une décision quand elle me demande :

- « Pouvez-vous me laisser un numéro où vous rappeler ? »

Je lui dicte et elle m'explique alors qu'elle va joindre Paul, lui parler de mon appel et voir avec lui s'il veut que nous soyons mis en contact.

Je raccroche en souriant : il m'est venu l'idée qu'elle m'a pris pour un enfant qu'Absamer aurait semé derrière lui ?

 

* * *

 

La femme me rappelle dès le lendemain :

- « Paul ne s'oppose pas à ce que je vous donne ses coordonnées. Ça l'a même beaucoup amusé d'entendre votre nom, petit cachottier. Avez-vous de quoi écrire ? »

Suite à quoi je note un numéro de téléphone et une adresse en Allemagne, près de Stuttgart. Quand je pense avoir orthographié correctement l'ensemble, elle ajoute alors un nom que je note sans rien oser demander : Hans Ziepke.

Le lendemain à mon bureau, je fais appeler une secrétaire qui parle allemand. On lui répond qu'aucun Absamer ne travaille ni ne réside... au château. Et lorsqu'elle prononce le nom d'Hans Ziepke, que je lui désigne sur la feuille de papier devant elle, notre coup de fil se met soudain à sembler étrange. La voix à l'autre bout du fil nous dit que bien sûr, Hans Ziepke habite ici. C'est « Monsieur ».

Au château, Monsieur ?

 

* * *

 

Hésitant à me rendre en Allemagne, je rédige à Monsieur une lettre en français et, quelques jours plus tard, je reçois un coup de téléphone de mon F Absamer/Ziepke. C'est un homme à la voix que je qualifierait d'à la fois classe et classique. Il refuse de répondre par téléphone à ma question principale - pourquoi avoir quitté notre loge tout en y restant inscrit ? - et nous convenons que je passerai le voir. Je ne serai malheureusement pas reçu au château pour des raisons de discrétion.

 

* * *

 

Assis sur la terrasse ensoleillée d'une très jolie Kneipe, à côté de chauffeurs de cars soufflant pendant que leur chargement visite le château - un truc énorme - je vois bientôt arriver mon F Absamer. Il s'agit de quelqu'un d'en effet très élégant, impressionnant et au "type allemand", j'en jurerais s'il ne m'avait adressé la parole dans un français impeccable.

Absamer semble content de rencontrer un jeune F mais j'ai très vite l'impression que l'intérêt qu'il me porte est surtout lié à la méthodologie de mes recherches. Il m'interroge sur la discrétion de mon enquête, puis il dit qu'il comprend qu'un décalage entre l'idéal maçonnique et cette situation de mécène caché de la loge m'ait conduit à fouiller le passé, et en se penchant vers moi, il me demande soudain brutalement :

- « Tu es choqué par la façon dont on excuse mes absences, et en baissant la tête sans doute ?!

- [...]

- Moi aussi, un détail m'a gêné, il y a un peu plus de vingt ans. J'ai d'ailleurs fait de la résistance, à ma manière. Nous parlons bien sous le sceau du secret, Frangin ?

- [...]

- Je ne te connais pas et j'ignore ce que tu trafiques dans l'existence - je ne veux pas le savoir - mais réfléchis : faut-il vraiment que je te raconte mon passage dans la loge ? »

Le ton du châtelain Absamer n'est soudain plus ni classe ni classique, et son tutoiement n'a vraiment plus grand chose de maçonnique. Ils feraient plutôt penser un ancien légionnaire croisant une bleusaille fouineuse. Je réponds que je sais me taire, tout en me maudissant intérieurement de ne pas m'être préparé aux conséquences de ma curiosité. Et il reprend :

- « Bon. Il n'est pas simple d'expliquer ce que l'idéal de notre Ordre a représenté pour moi. Mon initiation avait été une révélation, comme un flash, et il me fallait parvenir à cette Lumière dont on parle en maçonnerie. Coûte que coûte, alors je m'y suis employé comme je sais faire les choses, c'est-à-dire à fond. Je te passerai sous silence mon travail maçonnique, il ne regarde que moi, mais tu peux imaginer que très vite en regardant dans la loge, j'ai vu que quelque chose clochait. J'ai vu la loge, j'ai vu un groupe d'individus englués dans une apathie sociale que nos idéaux, au lieu de secouer, justifiaient. Paradoxalement l'obligation de fraternité asseyait leur immobilisme, et le pire était que plusieurs F étaient de fieffés gredins. Oh, pas des gens hors la loi, la loi profane j'entends, bien au contraire, des gens socialement tout ce qu'il y a de plus respectables. Reçus dans les ministères. Et ça venait saucissonner aux agapes et parler boulot, sans se préoccuper plus que ça de maçonnerie. Des cons qui s'ennuient à la messe, voilà l'image qu'ils ont fini par me donner d'eux.

Quelques uns en particulier ont stigmatisé ma déception. Des militaires en retraite reconvertis dans les assurances et la sécurité. C'est sur eux que je me suis concentré. J'étais déçu, amer presque, quand un soir un détail a mis le feu aux poudres : un jeune Comp a demandé la parole pour dire qui voulait se mettre en sommeil. Ô, l'abject sourire de Douat quand ce Comp annonça son départ - il faut que je t'explique qui est Douat ou il assiste encore aux Tenues ?

- [...]

- Je me doutais qu'il ne resterait pas. Vous ne perdez pas grand-chose. Le soir même j'emmenais le Comp démissionnaire dans un café. Il était élève dans une école de journalisme et, pour payer ses études, il avait bossé deux mois chez Douat en tant qu'opérateur de télésurveillance. Il y avait découvert un détail gênant. Les alarmes à l'époque étaient rarement reliées à des caméras, et la télésurveillance était en fait une arnaque généralisée. Tu prenais un bijoutier, son assureur lui imposait de s'équiper en alarmes dernier cri, mais quand une nuit d'orage des alarmes se mettaient à sonner pour rien dans toute la ville, personne ne se déplaçait, à part lui. Les fameux « véhicules d'intervention » des sociétés de surveillance - quand elles en possédaient - ne pouvaient matériellement pas couvrir les déclenchements d'alarmes de cinq ou six cents clients que comptaient chaque société...

- [...]

- La police ? Depuis longtemps la police ne se déplaçait plus pour les « alarmes intempestives ». Quand une alarme sonnait, les opérateurs joignaient au téléphone la personne à prévenir et lui racontaient un bobard pour qu'elle se débrouille par elle-même. Et en cas de casse réelle, l'assurance raquait parce qu'on pouvait prouver que «le» véhicule d'intervention était comme par hasard occupé sur un autre site. Il aurait fallu 10 véhicules mais on faisait des économies. D'après le F journaliste les anciens militaires ou commissaires patrons de ces sociétés étaient trop puissants pour qu'un canard publie une telle histoire. C'est cette discussion qui a tout déclenché. Dis, t'as deviné quel était mon métier à l'époque ?

- [...]

- Une rente de ma mère ?! C'est vrai que je vous avais inventé ça ! Je n'ai jamais connu ma mère, de la même façon que je ne me suis jamais appelé Absamer - même si un magnifique extrait de casier judiciaire et une photocopie de passeport au nom d'Absamer se trouvent sans doute encore dans vos archives. Je suis, disons, quelqu'un qui fait circuler l'argent - enfin j'étais, aujourd'hui je suis rangé. Comme la plupart des gens de mon espèce, je faisais un complexe social, d'où mon intérêt pour la F M . Je viens de la rue, pour te faire court. Et voilà que dans notre bonne vieille loge, j'avais une arnaque légale sous les yeux : un comble, non ? Deux combinards dont l'un assurait et obligeait à s'équiper en alarmes, et l'autre sécurisait, soi disant.

Alors j'ai fait rentrer une connaissance dans ladite société de sécurité, et on a très vite repéré quelques clients aussi riches que radins, c'est-à-dire ayant acheté les alarmes les moins chères. C'est là qu'a démarré une opération assez rentable. Pas le Pérou, mais tranquille. Les nuits venteuses on faisait sonner une dizaine de sites et on en dévalisait tranquillement un onzième. Je me souviens que notre premier coup eut lieu chez un marchand de tableaux. On a par la suite recommencé, et Douat a fermé boutique. Le compère assureur n'a pas été inquiété.

- [...]

- J'ai quitté la France après ça, et me suis encore un peu promené à travers le monde. À l'époque cinq ou six ans dans un même pays était pour moi un maximum.

- [...]

- Tu veux savoir pourquoi je reste inscrit ? C'est curieux mais malgré cette sordide histoire, la maçonnerie m'a beaucoup apporté. Je me suis pas mal disputé avec ceux de la Loge et leur engagement tiédasse dans nos idéaux. Sans parler qu'au final l'ensemble de l'Obédience se rangeait derrière les Douat et consorts, en optant invariablement, à chaque débat de société, pour la position ventre mou qui me faisait le plus honte. Comprends moi bien : sur nos colonnes j'étais un mauvais garçon, un imposteur, mais au départ je croyais sincèrement que la FM pouvait être une sorte de rédemption. A la fois pour moi, et pour le reste de l'humanité - grandiloquent, hein ? »

Là il se tut quelques secondes, avant de reprendre : « Naïf, oui. » dit-il en soupirant. « En tout cas, même si je leur en voulais de leur frilosité, la maçonnerie m'a permis de progresser, d'évoluer loin des colonnes et je leur suis redevable de ce travail sur moi... Là, tu sais tout. »

L'heure de mon train approchait, et en me touchant symboliquement l'épaule, mon F voleur eut ces mots :

- « Prends garde, petit F, l'inertie de cinquante bonshommes est une vraie force, et il faut s'habituer à cette dure réalité : il n'y a pas plus lâche qu'un FM ! »

 

 

© Nouvelle inédite de Laurent Trousselle

 

Lire un entretien avec Laurent Trousselle.

Lire une nouvelle inédite de Laurent Trousselle, F..M comme franc-maçonnerie...


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