Sylvie Lainé: Marouflages

Marouflages ?
Le mot est bien opaque et ce n’est pas la délicieuse illustration de Gilles Francescano d’où émergent en ronde bosse sous un soyeux gaufrage de papier déchiré un éléphant, une femme drapée et un dauphin qui peut nous aider à anticiper sur son sens.
La consonance semble familière, pourtant. On songe à « maroufle » (un terme qui irait comme un gant au héros un peu butor de la première histoire), l« pantoufle » (celles de l’héroïne résignée à finir en Cendrillon faute d'avoir celle de vair de la seconde nouvelle?) et pour finir un suffixe en –age et une rime avec... Pas facile à trouver.
Pour avoir lu (et adoré) les deux précédents recueils de Sylvie Lainé, leur subtile ironie qui pointe, sous couleur de science-fiction ou de fantastique, nos failles et faiblesses humaines, je ne peux que penser à « persiflage »...
Le dictionnaire, puisqu’il faut s’y plonger, explique, donnant l’exemple du tapissier et du relieur, que le marouflage est un encollage sur un support. Pour donner quelque épaisseur à ce qui n’en a guère, quelque solidité à ce qui malgré ce dérisoire renfort, doit par la nature même des choses, fatalement s’avachir, se distendre, se déchirer.
Collage, donc.
En langage familier, c’était le terme par lequel nos grand-mères désignaient, avec un peu de.. persiflage, justement, certains couples. Pas les plus légitimes ou les plus viables, on s’en doute. Plutôt les plus contestés, les plus fragiles, les plus improbables. Comme ceux que Sylvie Lainé met en scène, en trois nouvelles rondes, pleines, parfaites, abouties, liées par cette affinité secrète.
Pourquoi un pêcheur se « collerait »-il avec une dauphine, même si elle sait parler et est dotée d’une intelligence artificiellement boostée ?
Pourquoi la jeune Héra, accordant une confiance aveugle à Peter, rejoindrait-elle une secte ?
Pourquoi l’amoureux largué par Lou s’accroche-t-il aux « clips » qui ressuscitent la femme perdue en flashs de réalité virtuelle où elle déambule superbe, triomphante ?
En trois actes de (tragi)-comédie, Sylvie Lainé donne la réponse : parce que l’être humain, fragile, bancal, enfermé dans ses peurs qui l’empêchent d’être libre confond trop souvent aimour et marouflage.
La première nouvelle, Les Yeux d’Elsa, la plus longue, la plus émouvante, raconte la naissance, le développement et l’aboutissement d’une histoire d’amour forcément transgressive. Un traqueur officiel de dauphins (dans un monde où les mers menacent de recouvrir la planète et où ces animaux à l’intelligence artificiellement boostée sont de précieux alliés sur les chantiers de construction sous-marins)-les mondes de Sylvie, sont à quelques millimètres des nôtres seulement) tombe amoureux d’une femelle blessée. Son récit, qui s’avance d’abord paré d’assez de tendresse élégiaque pour qu’on s’y laisse prendre se révèlera bientôt une terrible et amère Chanson du Mal-Aimant. Pour préserver le suspens, je conseille de ne lire qu’après coup la préface de Joëlle Wintrebert qui rend magnifiquement hommage à ce petit chef d’oeuvre salué par toutes sortes de prix.
Dans Le prix du billet, l’histoire d’amour est encore à venir. Même si le désespoir d’Héra devant sa vie médiocre la pousse à squitter son studio et son emploi minables pour sauter dans un train et dans l’inconnu d’une vie sacrifiée, les jeux ne sont pas faits. Il est encore temps, temps de réfléchir, temps d’exister pour soi-même avant de chercher à tout prix l’étayage d’un amour bancal, de s’enfermer dans le carcan d’une secte.
Construit de main de maître, le récit de cette confrontation entre deux jeunes femmes est exemplaire de ce type de nouvelle qui brouille la donne un instant et impose la relecture. On saluera dans ce récit à l’apparente simplicité la justesse du dialogue et l’éblouissant travail de double écriture.
Fidèle à ton pas balancé met en scène, a contrario, l’après. Quand l’amour définitivement perdu semble ne plus laisser que le vide atroce de tout ce temps qui reste à vivre seul... Une fois Lou partie, comment retrouver le rythme vital, le courage de se lever et marcher quand on a le coeur aussi lourd, quand on ne sait plus qui on est, quand on échoue enfin à devenir soi-même –pour n’en plus sentir le manque– la femme qui savait si bien voir, si bien marcher, si bien vivre ?
La solution sera féline, pour Fred, l’ami du narrateur, et éléphantesque pour notre héros. Toute la nouvelle qui raconte l’histoire d’une dépression après rupture est paradoxalement baignée d’une fantaisie jubilatoire, d’une fraicheur juvénile, qui emporte et vivifie. Manière de dire que l’élan vital toujours là, accessible, même si l’on croit la source tarie, que chacun peut retrouver le rythme, retourner tenir sa place dans la danse primitive.
Que dire de l’écriture de ce recueil qui forme trilogie avec Espaces insécables et Le Miroir aux Eperluettes sans jamais les répéter? Il suffira d'en saluer de nouveau le pur bonheur, fait de grâce tranquille sous la fantaisie, d'équilibre et de poésie.
Magali Duru
Sylvie Laîné, Marouflages, ActuSF, Orangis 2009, couv. de Gilles Francescano, 103 p. 8 €.