Joël Hamm Souvenirs du 3 octobre à Fessenheim
Vous êtes nombreux à voir répondu à mon récent appel de textes « oulipien » (les retardataires peuvent encore se manifester, mais ne traînez pas…).
C’est la contribution de Joël Hamm qui ouvrira le bal, ce matin. Pour des raisons d’actualité… Le 3 octobre dernier, ça chauffait, à Fesseheim et pas seulement dans les fourneaux de la centrale nucléaire.
Je rappelle les phrases imposées, que vous aurez le plaisir de débusquer dans son texte:
La place en est couverte
Sept à trois il me semble
Pourquoi pas juste un vert ce serait l’idéal
Je ne ferme pas la porte
Autrefois c’était beaucoup plus fort
Montrez-moi cette main
Exactement
Je sais très bien d’où vient cette lettre
Mais pourquoi l’ajourner
3 Octobre 2009*
La place en est couverte
Des milliers sont là. Blanchis sous le harnais ou nés de la dernière pluie, presque tous en jaune. Maillot de vainqueur ou gilet de sécurité… Et des badges plein la poitrine tels des généraux russes. Coincés tous sur la place de la gare de Colmar à écouter pour se consoler du reggae gai et des discours, enflammés quand ils ne sont pas rendus inaudibles par l’hélico en vol stationnaire au dessus de la foule. Autour, tout caparaçonnés, les autres avec leurs gueules de raie cachées par les casques. Les épaules rembourrées, à surveiller derrière les barrières le pique nique des jaunes assis en famille sur le terre- plein, sous les banderoles. Combien de policiers : 3000. Résultats du match : Sept à trois, il me semble. Sept casqués pour trois défenseurs de la démocratie mourante. La démocrasse ne vaincra pas ! Des milliers de protestataires sur la place. Des verts d’Europe mais pas seulement. Tous ceux qui savent et voudraient convaincre ceux qui ignorent ou font semblant de croire que Tchernobyl se trouve sur une autre planète. Pourquoi pas juste un Vert sur la place ? Ce serait l’idéal ; 3000 contre un, c’est plus facile, à filtrer à mater, à napalmer.
- Je ne ferme pas la porte, dit le capitaine, mais passez ailleurs, on ne rentre pas par ici. Filez là bas. C’est la seule entrée. Je n’y suis pour rien. Les ordres. Passez-là !
Ceux qui s’y rendent, c’est pour s’entendre dire « Vous ne passerez pas ici ! ». Là bas, allez là-bas ! Plus loin, il faudra rentrer sur la place par un passage étroit devant plus de 20 CRS vêtus comme des robocops. Et les anti-émeutes barrent les rues de leurs grilles.
- Papa, ils sont où les émeutes? J’en ai marre de marcher…
Et les jaunes tournent dans la ville pour entrer dans la nasse où se trouvent déjà leurs pareils, parqués comme du bétail.
-Autrefois c’était beaucoup plus fort, dit un soixantuitard en colère. Sur le boulevard St Michel et rue Gay Lussac, les casqués, on n’en faisait de la chair à pâté.
Il lève une main. Reculez, tous, ajoute-t-il, ma main va leur péter à la gueule, tous aux abris ! La foule des jaunes s’enfuit.
- Montrez-moi cette main ! exige le capitaine de la CRS. L’autre lui tend sa main que le gradé prend et garde dans la sienne, détachée.
-Mais elle est artificielle ! s’écrie le galonné.
- Exactement ! répond le soixantuitard, artificielle comme le monde qui te paie. Ça ne repose sur rien ta vie, sur du vent, du pet atomique et sur les bénéfices des actionnaires d’AREVA.
La main piégée explose alors et une pluie de confettis radioactifs constelle le visage des gardiens du désordre, rappliqués entre temps pour secourir leur capitaine. Aussitôt, leur corps se liquéfie, leurs organes fondent comme l’ont fait ceux des liquidateurs de la centrale, là bas vers l’Ukraine.
Un A gigantesque apparaît dans le ciel.
- Je sais très bien d’où vient cette lettre, crie un moustachu sur l’estrade. C’est le A d’atome, le A d’abdiquer, d’abêtir, d’abîmer, d’abrutir, d’avilir, d’aveugler.
- Non, c’est le A d’Amour crie la foule.
- L’amour c’est toujours pour demain, crie quelqu’un.
- Mais pourquoi l’ajourner ? propose une vieille dame dans sa robe jaune fluo.
Et la foule de se ruer sur les gardes qui avancent sur elle, matraque au vent.
Et de les couvrir de baisers.
- Quelle folie, proteste le soixantuitard, attardé sur la place, un verre de bière à la main. Ils vont se faire massacrer.
- Poil au nez ! réplique un nabot en uniforme en lui défonçant le crâne à coup de matraque.